Vous connaissez le Grand Sombre ? Il vit dans le Grand Dehors. On ne le voit pas en ville. Il a délaissé les allées lorsque la société a débarqué. Personne ne l'a plus jamais vu. Ou presque – sinon il n'y aurait pas de légende. On ne le remarque que lorsqu'il est agité. Après tout c'est un sauvage... les émotions bien dressées, muselées, c'est bon pour l'humanité. Lui est avide de liberté. Il les laisse s'exprimer, indomptées. Elles montrent les crocs, chutent de haut, galopent librement ; s'abattent sur les montagnes, envahissent les bois. C'est lui, cette présence étrange, certaines nuits où l'air se fait angoissant, sans raison. Il erre et effleure. Étreint et étouffe. Il fait les tempêtes et les frimas, les turbulences et les nuages bas. Aujourd'hui, il est fâché. Ou triste, je ne sais pas bien. Il accable les montagnes de son désarroi. Les cimes altières sont engoncées dans une mélasse épaisse, le ciel pleure à chaudes larmes et dévaste les étendues de poudreuse. Des avalanches arrachent des faces de blanc. Changement de papier peint. Des hardes de nuages toutes en nuances de cendres traversent le massif sans discontinuer. Aveugles, égarées, elles heurtent le relief, s'empalent sur les pics ; avant de poursuivre leur route, hésitantes, hagardes. Encore quelques minutes, et un nouveau et lourd sanglot submerge monts et vallée. Challenge une photo et quelques mots par jour : 29/365 - 29 janvier
La pluie tombe encore à grosses gouttes, comme un refrain quotidien. Une nostalgie de la Saint Médard. Une découverte de l'univers subaquatique. Un replay du déluge. Les ruisseaux débitent, les rivières montent, les champs s'imbibent. L'eau cristalline se fait trouble, boueuse, bouillonnante. Le plafond gris se fragmente dans la journée. Des miettes de nuages s’en précipitent, flottent, rôdent à toutes les hauteurs... En apesanteur. À la tombée du jour, je poursuis des loques de brume égarées dans le quartier. J'atterris devant une petite chapelle, habituellement verrouillée. La porte est ouverte, deux barres étrangement fixées au centre des panneaux de bois. Curieuse, j'avance d'un pas... quelques secondes d’éblouissement, et je discerne deux ados dans le noir. Je les laisse à leur cabane et poursuis mon errance. D'énormes cèdres m'accueillent entre leurs troncs rassurants. Devant l'église, l'eau des fontaines gribulle gaiement. Les platanes difformes rayonnent de brouillard, surplombant la route – et des coureurs trempés. Quelques feuilles rabougries, vestiges de l'automne, ont été ramenées par le vent. L'une d'elle s'approche de la surface tremblottante. En apesanteur... L'eau mouvante lui dessine des mots festifs... Challenge une photo et quelques mots par jour : 30/365 - 30 janvier
Nous ne parlerons pas ici de conquête. Bien sûr, il y a cet appel. Parce que c'est là indéniablement ; parce que c'est beau sans aucun doute. Cette attirance indicible qui provient des tréfonds d'on ne sait où. Cet aimant profond et instinctif – qui n'empêche en rien de se demander parfois ce qu'on fout là une fois enfoui dans des conditions improbables là-haut. Mais qu'est-ce que l'inutile ?… L'improductif ? La contemplation, le rêve, le beauté ? L'engagement sans retours ? Tout ce qui fait des gens comme moi des paumés naïfs et un peu marginaux ? De la nature et des animaux des objets comme les autres ? Et si c'était pas si bête, d'être inutile... même primordial parfois, à l'heure du temps-argent, du rêve chino-américain, de l'élégance conforme et des acensions-prouesses ? J'ai toujours trouvé une certaine forme d'esthétique aventureuse, passionnante, remuante, aux récits des premières grandes "premières". Au temps de Lachenal ou Terray, de ces "héros" paysans. Ces combattants ordinaires. Le rude et "bon vieux temps", avec son lot de conneries monumentales, de romantisme et d'humanité. Aujourd'hui, tout est record. On a les plus belles fringues, les moins chères, la toute nouvelle hybride dont on ne sait pas comment on a pu se passer, le nouveau crédit qui nous fait gagner des sous en en perdant, la super promo que personne n'avait osée, les produits livrés par un transporteur qui fait les choses "autrement", on "n'a jamais autant pris soin de nous". Tout va trop vite. L'utile est dépassé et déjà le superflu est indispensable. Tout ce tumulte frénétique me fait penser à une phrase que me répétait ma mère lorsque j'essayais de trop bien faire : "le mieux est l'ennemi du bien". Il y a quelque part, une limite floue à ne pas dépasser pour ne pas tout gâcher. S'arrêter, prendre le temps, apprécier, réfléchir, contempler. L'inutilité actuelle deviendra utile en son temps. Un peu de lumière filtre à travers les volets. En les ouvrant, surprise ! Quelques sommets dépassent. Châteaux flottants sur un bout de mer de nuages... La marée bouge vite. En quelques minutes à peine, tout est englouti. Le paysage assoupi attend dans l'ombre. Puis le soleil caresse la surface, dans son ballet maintes fois répété. Il monte, se fait Lune dans le ciel gris. Grimpe encore. Il peint la forêt en orange sous les cieux gris-bleus. D'un coup, un pic crève la voûte. Tout va très vite, les dentelles des cimes déchirent les nuées les unes après les autres. Majestueuses, énormes, magnifiques. On devine au loin les corniches et les congères. Elles sont plâtrées comme jamais, le roc est devenu meringue, la neige sucre glace. Une beauté irréelle. "C'est véritablement utile, puisque c'est joli." Challenge une photo et quelques mots par jour : 31/365 - 31 janvier